Le journal du médecin

Tombé de la trousse

Intelligence artificielle et pratique médicale: promouvoir l’IA est-il éthique ?

IA et éthique médicale

Il n’y en a que pour elle: articles de presse, livres, publications, projets d’entreprise : l’intelligence artificielle fait rêver autant qu’elle inquiète.

Susceptible de modifier profondément nos pratiques médicales, elle ne saurait nous laisser indifférents. Sa mise en œuvre suscite néanmoins des questions qui ne peuvent être passées sous silence à l’heure où la responsabilité sociétale de nos hôpitaux, de nos universités et du système médical dans son ensemble est de plus en plus évoquée. 

Dr Carl Vanwelde, médecin généraliste

Dr Carl VanweldeEncourager le recours aux outils conversationnels (chatbox) de l’IA, d’une facilité et d’une efficacité déconcertantes, n’est neutre ni pour la sauvegarde de la planète, des équilibres sociétaux ou professionnels, ni pour le développement de nos propres capacités de raisonnement ou d’approche diagnostique.

Une empreinte écologique non négligeable

Derrière chaque réponse instantanée se cachent des serveurs énergivores, voraces en ressources minérales extraites au prix de désastres environnementaux. L’IA promet efficacité et optimisation, mais son empreinte carbone menace d’annuler ses bénéfices. Peut-on célébrer un progrès qui alourdit le fardeau écologique déjà insoutenable ? 

En 2023 déjà, une étude de l’Université de Californie estimait qu’entraîner un seul grand modèle d’IA pouvait générer jusqu’à 300 tonnes de CO₂, l’équivalent de 125 allers-retours Paris–New York en avion.  Ce n’était qu’un début !

L'enjeu majeur actuel est la trajectoire d’une croissance qui paraît sans limite: sans mesures de sobriété et d'optimisation (énergies vertes, amélioration de l'efficacité des modèles), la part de l'IA dans l'empreinte carbone globale risque d'augmenter significativement.

Un rapport récent (Shift Project, 1er octobre 2025) évoque une consommation électrique des centres de données qui devrait tripler d’ici à 2030. Ce qui n’est guère soutenable même si le bilan carbone total de l'IA reste pour l'instant inférieur aux secteurs massifs comme les transports (routier et aérien), l'alimentation et le chauffage des bâtiments.

« La vraie question n’est pas de savoir si les machines peuvent penser, mais si les humains le feront encore. »  - B. F. Skinner

L’impact sur la consommation d’eau n’est pas moins inquiétant, le refroidissement des centres de données actuels nécessitant autant que 40 grandes villes d'un million d’habitants. Situation d’autant plus problématique que ces centres s’implantent dans des zones déjà en situation de stress hydrique élevé, où l’extraction d’eau entre en compétition pour les ressources avec l’agriculture ou les communautés locales. Implantation aisée à comprendre : la sécheresse du climat est un atout de taille pour le bon fonctionnement des microprocesseurs, et le coût du terrain y est faible. La nécessité de n’utiliser que de l’eau douce non corrosive pour la tuyauterie ajoute une pression complémentaire.

Last but not least, la renaissance du nucléaire en forte croissance pour assurer un approvisionnement électrique stable. À chacun sa centrale : Microsoft relance un des deux réacteurs (stoppés) du site de Three Mile Island, Meta signe un accord de fourniture d’électricité avec la centrale nucléaire de Constellation. Amazon envisage quatre petits réacteurs de 320 mégawatts pouvant être porté à 960. Google en développe sept, et la liste n’est pas close.

Entre autonomie et dépendance, une délicieuse illusion de puissance

Jamais une technologie ne s’est diffusée aussi vite que l’intelligence artificielle. Outil d’assistance, d’analyse, de création, elle s’immisce dans nos vies avec une fluidité déconcertante, proche de l’addiction.

Elle interroge notre autonomie ; à force de déléguer nos décisions et la résolution de nos tâches courantes, ne risquons-nous pas de perdre le goût de l’effort critique, de la réflexion personnelle et de la nécessité de l’apprentissage ? Pourquoi encore apprendre quand on a au bout des doigts une réponse à la moindre de nos questions ?

L’IA libère du temps, mais elle peut aussi nous enfermer dans une dépendance sournoise tapie sous une délicieuses illusion de puissance. Un confort inédit de déléguer la rédaction de nos courriers, l’organisation de notre agenda, la décision face aux multiples problèmes d’une journée peut s’avérer trompeur car cette délégation croissante interroge : jusqu’où l’humain reste-t-il maître de ses choix ? Ne risque-t-on pas de perdre toute pensée critique si l’IA pense et écrit à notre place ?

Quand le confort supplante l’effort, le danger est réel de voir l’autonomie individuelle s’effriter, anesthésiée par l’absence de confrontation au doute et à la complexité des situations de vie ? La confiance aveugle au GPS a conduit un jour un ami qui se rendait à l’aéroport, bien visible de surcroît, dans un sentier agricole menant à un champ de patates où il s’enlisa, ratant son avion. Allégorique ?

Offrir du rêve ou le chant des sirènes

chant des sirènesAméliorer la productivité, le bien-être de chacun et apporter des solutions aux défis mondiaux (changement climatique, épuisement des ressources et crises sanitaires): l’IA sait se faire séductrice.

Le chant des sirènes continue à guider nos sociétés, occultant la réalité que rien n’est moins égalitaire, altruiste ou humain que la concentration entre les mains de quelques gigantesques entreprises, disposant d’outils puissants, de la transmission de la connaissance, de la culture et du pouvoir d’influence.

Le discours lénifiant de ces nouveaux cercles de pouvoir n’élude pas un certain nombre d’interrogations ayant trait, entre autres, aux valeurs humaines, à l’équité, à la protection de la vie privée, à l’utilisation sauvage de données protégées par le copyright, à la création dissimulée de profils individuels et à la responsabilité. 

Parmi les défis éthiques et sociétaux essentiels à relever s’impose aussi la nécessité d’une diffusion équitable de ces outils afin de ne pas voir s’aggraver la fracture numérique accentuant les inégalités sociales. Avec cette autre question centrale : qui sera responsable des erreurs, des biais ou des mauvais choix dictés par le recours aux outils conversationnels : l’utilisateur, le concepteur, l’entreprise, ou l’algorithme lui-même ?

En cas d’erreur médicale, ce sera le médecin qui sera convoqué par le juge, et pas le chatbox.

La profession médicale est particulièrement visée par cette problématique, peu rassurée par la mention accompagnant en minuscule et en fin de texte « attention ChatGPT peut se tromper ». En cas d’erreur médicale, ce sera le médecin qui sera convoqué par le juge, et pas le chatbox.

Le chant des sirènes, c’est aussi la promesse de libération des tâches répétitives, du travail fastidieux et non valorisant, libérant du temps humain. Mais en même temps que des métiers qui s’éteignent, fragilisant des pans entiers de la société. Quelle est à l’heure actuelle la spécialité médicale qui est assurée de survivre à un logiciel plus rapide, plus compétent mais surtout économiquement plus rentable ?

La question éthique n’est pas seulement économique, elle est aussi existentielle : comment préserver le goût, la dignité et le sens d’un travail créatif dans un monde où l’IA peut accomplir toujours plus ? Lors de la dernière rentrée scolaire, une classe motivée sans aucune culture musicale ni de solfège mit exactement cinq minutes pour produire un jingle musical pour les intercours. Un singe sur un clavier en fera peut-être un jour autant. L’initiative suscita une réaction-réflexion approfondie sur la place de la création dans l’enseignement, débouchant sur l’abandon de la ritournelle : pareille école paraît bien armée pour poser les bonnes questions à ses élèves.

Levier d’émancipation ou accélérateur d’inégalités ?                           

L’enjeu est de taille: que voulons-nous devenir ?  Un humain assisté, dépendant des machines ? Un humain augmenté, utilisant l’IA comme un levier d’émancipation ? Ou un humain relégué, dont les décisions n’ont plus de poids ?

L’explosion des recours à l’IA constitue une opportunité immense, mais elle porte en elle le risque d’un déséquilibre entre maîtrise et aliénation. L’éthique nous invite à poser sans cesse ces questions : quand l’IA nous libère-t-elle, et quand nous appauvrit-elle ?

La véritable innovation ne sera pas seulement technique : elle sera dans notre capacité à tracer des limites humaines, à définir ce que nous refusons de déléguer, à exiger transparence, équité et durabilité. Et à rappeler que l’intelligence, avant d’être artificielle, est d’abord une responsabilité partagée offrant un miroir de nos choix collectifs. Allons-nous l’utiliser comme un levier d’émancipation et de sobriété, ou comme un accélérateur d’inégalités et de destruction environnementale ?  L’IA ne doit pas nous dicter l’avenir : elle doit nous obliger à le penser.

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Écrit par Dr Carl Vanwelde, médecin généraliste21 octobre 2025

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