« La prévention n’est pas un dogme »
La Mutualité libre Partenamut organisait un colloque début de ce mois d’octobre autour du débat lancinant de la prévention intitulé « prévenir ou guérir, faut-il choisir ? ». Plusieurs enseignements : la prévention doit être contextualisée et proportionnée, la santé publique prime sur la médicalisation, l’innovation technologique doit être inclusive et responsable, et il faut une gouvernance pensée à long terme et intersectorielle. Sans oublier un changement de culture : la prévention n’est pas une addition d’actes médicaux, mais un apprentissage collectif.
Trois intervenants se sont succédé : le Dr Gilles Henrard, médecin généraliste et chercheur à l’Université de Liège, Joël Van Cauter, consultant indépendant spécialiste de l’action collective, et Lara Vigneron, ingénieure civile et fondatrice de Yuza, société de conseil en innovation numérique dans le domaine de la santé.
Le Dr Gilles Henrard a ouvert la conférence en abordant les paradoxes de la prévention médicale moderne. Son exposé, intitulé paradoxalement « Prévention, moins c’est mieux », s’appuie sur des données de recherche diverses (Cebam/KCE/Minerva). Pour lui, la prévention n’est pas un dogme, mais un ensemble d’interventions hétérogènes dont il faut sans cesse interroger le bien-fondé. « Toutes les interventions préventives peuvent nuire », a-t-il rappelé, citant la formule par l'absurde de Gray : Certaines ont également des effets bénéfiques. Et, parmi celles-ci, certaines font plus de bien que de mal. »
Le Dr Henrard distingue plusieurs types de prévention : primaire, secondaire, tertiaire, quaternaire mais aussi comportementale et sociétale. Chacune répond à une logique différente : éviter l’apparition d’une maladie (le cancer du poumon par exemple), détecter précocement un trouble, éviter les complications et les effets iatrogènes, ou encore modifier des comportements à risque. Ce découpage, souvent simplifié dans le discours public, conduit selon lui à une surenchère d’interventions mal coordonnées. D’autant que la littératie des patients est insuffisante. Non seulement les patients surestiment les bénéfices et sous-estiment les risques (d’un screening par exemple), mais les médecins également !
Approche européenne ou orientale ?
Le médecin a décrit les tensions du terrain médical : le culte de la performance et la « fureur d’agir » qui, dans une sorte de « tango », poussent les soignants à multiplier les dépistages et les traitements préventifs, parfois sans bénéfice réel pour le patient. La médicalisation croissante de la vie quotidienne crée une illusion de contrôle : le citoyen est invité à « en parler à son médecin » pour chaque risque, chaque inquiétude, chaque donnée biométrique.
Or cette dynamique individualise et responsabilise à l’excès, alors que nombre de déterminants de santé sont collectifs ou environnementaux. « Jusqu’à faire de la prévention "prédictive personnalisée" comme à l’Université de Liège. Tout cela remplit les salles d’attente… »
Statines "préventives"
Le Dr Henrard a illustré l’explosion du nombre de patients à traiter. Les seuils d’intervention en prévention cardiovasculaire, par exemple, ont été abaissés au point que des millions de personnes sont désormais éligibles à des traitements médicamenteux sans pathologie déclarée. Les « statines préventives » en sont l’emblème : pour éviter un événement cardiovasculaire majeur chez une population à risque faible (4 %), il faut traiter environ 500 patients pendant un an. Ce phénomène interroge la pertinence et la soutenabilité des stratégies actuelles. Ainsi, si un MG suivait les recommandations (‘Time needed to treat’) EBM à la lettre, il devrait passer… 27 heures par jour auprès de ses patients.
Henrard a ensuite évoqué les limites éthiques et cognitives de la prévention. Derrière le principe « primum non nocere », se cachent des effets pervers : l’effet nocebo, le surdiagnostic, et la surinterprétation de risques hypothétiques. Le dépistage du cancer du poumon par scanner, par exemple, sauve certaines vies, mais expose parfois à des faux positifs et à des traitements inutiles.
À cela s’ajoute une grande incertitude scientifique. Selon Henrard, les recommandations médicales en matière de style de vie reposent rarement sur des preuves solides : à peine 3 % d’entre elles, au Royaume-Uni, reposent sur des études de haute qualité. Le phénomène de « reversal medicine », où des pratiques établies se révèlent erronées à la lumière de nouvelles recherches, devrait inviter à plus d’humilité et ne faire uniquement que de la prévention « étayée ».
« 80 % des innovations en santé échouent. L’une des causes principales est le manque d’implication des professionnels de santé et des patients. »
Le chercheur et consultant Joël Van Cauter a proposé une réflexion plus systémique sur la prévention. Pour Van Cauter, la prévention ne peut réussir qu’en réorientant l’action collective, en sortant d’une logique de projet technocratique. Il a articulé son propos autour de trois questions : Que savons-nous ? Que pouvons-nous croire ? Que pouvons-nous chercher ? Quant à la première question, les données de l’OCDE rappellent que les comportements à risque (tabac, alcool, sédentarité, alimentation) sont liés à plus d’un tiers de tous les décès.
Quant à l’obésité, elle est plus répandue parmi les patients précaires. Les ressources médicales étant réparties inégalement, il y a « concentration des moyens sur les segments lucratifs du système ». Quant à la deuxième question, le chercheur invite à une approche double, l’une typiquement européenne (planification, objectifs), l’autre plus orientale/chinoise (observation, ajustement, capture du moment opportun). Enfin, il a cité plusieurs réussites à l’étranger :
– en Finlande, la réduction des maladies cardiovasculaires ;
– aux Pays-Bas, le modèle Buurtzorg d’aide à domicile autogérée ;
– en Suède, la politique d’équité en santé ;
– en Colombie, les réseaux de confiance communautaires ;
– au Québec, la stratégie nationale de prévention ;
– au Royaume-Uni et en Nouvelle-Zélande, les programmes centrés sur la personne et la santé des quartiers.
Place croissante du numérique
La troisième intervention, assurée par Lara Vigneron, docteure en sciences appliquées, s’est attachée à la place croissante du numérique dans les stratégies de prévention et de suivi de la santé. L’oratrice a rappelé la profusion d’outils existants : ‘piluliers’ électroniques, bracelets détecteurs de chute, capteurs de mouvement, dispositifs de téléconsultation, applications de sevrage tabagique, montres et balances connectées. Ces technologies promettent un suivi continu et une médecine personnalisée fondée sur le dialogue entre le patient et l’intelligence artificielle. Mais, souligne-t-elle, « pour que les solutions digitales contribuent réellement à la santé, il ne suffit pas qu’elles existent : il faut créer les espaces et conditions de leur adoption ».
Et elle a averti : « 80 % des innovations en santé échouent. L’une des causes principales est le manque d’implication des professionnels de santé et des patients dans le développement. » Pour y remédier, elle a détaillé le projet WA@H – Wallonie Assist@Home[1], qui évalue les solutions de téléassistance basées sur l’IA.
[1] https://www.tele-secours.be/nos-services/projet-wallonie-assist-home-waah/