
Une culture de malades
« Je ne veux pas qu’on pense que la culture médicale est uniquement toxique. Mais il faut oser la regarder en face. » À travers cette phrase, la psychologue et chercheuse Emilie Banse résume tout l’enjeu de sa thèse. Dans une étude publiée en avril 2025 dans PLOS Mental Health(1), elle explore un angle encore peu documenté en Belgique francophone : l’impact de la culture professionnelle sur la santé mentale des médecins. Et pose une question : cette culture qui soigne, ne rendrait-elle pas aussi malade ?
Tout commence par une série de rencontres. Psychologue clinicienne et doctorant à l'UCLouvain, Emilie Banse interroge des médecins en souffrance. Plusieurs d’entre eux ont traversé un burnout. Rapidement, un motif récurrent émerge : au-delà des conditions de travail ou de la surcharge, c’est la culture médicale elle-même qui semble peser. « Je retrouvais les mêmes thèmes chez des assistants en début de carrière et chez des spécialistes aguerris », raconte-t-elle. L’intuition s’affine, devient question de recherche, puis thèse de doctorat. Avec un objectif clair : tenter d’objectiver cette culture invisible mais omniprésente, en mesurer les dimensions et les effets.
Sa thèse est à l’intersection de diverses disciplines et mêle approche quantitative et qualitative. Grâce à une campagne de recrutement intensive, relayée notamment par les hôpitaux, les facultés et le journal du Médecin, 1.002 médecins participent à son enquête (francophones, avec une répartition réaliste entre généralistes et spécialistes d’environ 35/65).
Trois piliers d’une culture problématique
Les résultats de l’étude permettent d’objectiver ce que de nombreux médecins vivent sans pouvoir le nommer. Trois dimensions centrales émergent, constituant ce que la chercheuse appelle une culture médicale normative. Des normes puissantes, intériorisées très tôt, rarement discutées, et qui pèsent lourdement sur la santé mentale des soignants.
La première dimension identifiée, statistiquement la plus forte, est celle de l’engagement sacrificiel. Elle repose sur l’idée que l’exercice de la médecine exige un investissement total. « Il y a une confusion profonde chez certains médecins entre identité professionnelle et identité personnelle », confie Emilie Banse. « Ce qu’on est, c’est ce qu’on fait. » Cette exigence prend racine dès le concours d’entrée en médecine, se renforce au fil des études, et atteint son paroxysme dans certaines spécialités longues ou en milieu académique. Elle est d’autant plus problématique qu’elle est perçue comme normale. Dans un tel contexte, les sacrifices ne sont pas exceptionnels : ils sont attendus.
La deuxième dimension, celle de la négation des vulnérabilités, révèle une incompatibilité perçue entre les rôles de médecin et de patient. Le soignant est éduqué pour être solide, inaltérable, toujours disponible. Tomber malade, physiquement ou mentalement, revient à transgresser cette norme implicite. « Dès les premières années d’étude, les étudiants apprennent que le médecin ne peut pas être patient. Ces deux identités sont perçues comme mutuellement exclusives », explique la chercheuse. Conséquence : lorsque les médecins sont confrontés à la maladie, physique ou mentale, ils peinent à endosser le rôle de patient. Cette difficulté est d’autant plus marquée dans le champ de la santé mentale, encore stigmatisée. « L’auto-diagnostic et l’auto-traitement sont fréquents. Et ils retardent l’accès à des soins appropriés. »
La troisième dimension est celle de la stigmatisation de l’épuisement professionnel. Le médecin en vient à intérioriser l’idée qu’un médecin en burnout est un « mauvais médecin » — incompétent, fragile, incapable de tenir la charge. Peu à peu, il applique ce regard à lui-même. Cela s'accompagne d'une perception que ces attitudes sont présentes chez les coonfrères. « On suppose des processus uniques de stigmatisation envers l’épuisement professionnel en médecine », explique Emilie Banse.
Ces trois dimensions, bien que distinctes, interagissent. Ensemble, elles façonnent un environnement où le dépassement de soi devient la norme, où la faiblesse est dissimulée, et où la compétition prend parfois le pas sur la solidarité. « Ce modèle n’est pas enseigné dans les manuels, mais il est transmis partout, par l’exemple, les remarques, les silences », explique la chercheuse. Cette compétition s’installe dès l’entrée dans les études, souvent marquée par un concours élitiste, et se prolonge tout au long du parcours. « On entend encore, le premier jour sur les bancs universitaires, des discours du type : ‘Regardez à gauche, à droite… à la fin il n’en restera qu’un sur trois’ », raconte Emilie Banse. Cette dynamique pousse à la performance, à l’endurance, à la comparaison. Elle renforce un certain isolement professionnel, et crée un climat où la reconnaissance passe souvent par la rivalité.
Les effets délétères
Les trois dimensions de la culture médicale identifiées par Emilie Banse – l’engagement sacrificiel, la négation des vulnérabilités, la stigmatisation de l’épuisement professionnel – sont toutes corrélées à des indicateurs de mal-être psychique. L’analyse statistique met en évidence des liens significatifs avec le burnout.
« Certains médecins finissent par considérer l’épuisement comme une fatalité », confie la chercheuse. Emilie Banse cite ce passage d’un professeur de psychologie du travail, écrit dès 2014 dans un article scientifique (Montgomery, 2014)(2) : « Pour les médecins, l’épuisement professionnel est la conséquence inévitable de la manière dont la formation est organisée et des comportements inadaptés qui en découlent. » Les témoignages que la chercheuse a recueillis font écho à ce constat.
Au-delà des chiffres, ce sont les récits qui parlent. Dans les analyses qualitatives menées en parallèle, les médecins évoquent la solitude, l’impossibilité de dire non, le repli sur soi, la peur d’être jugé. Nombre d’entre eux avouent continuer à soigner tout en étant eux-mêmes en souffrance. « Le médecin qui tombe malade sait que son absence va alourdir la charge de ses collègues. Même s’il ne le souhaite pas, il sait que c’est ce qui va se produire. Alors il reste. »
Ce présentéisme chronique s’accompagne d’une autocensure massive. Demander de l’aide est perçu comme une faiblesse. L’auto-traitement devient un réflexe. « Il y a une difficulté très forte à adopter le statut de patient. Et elle est encore plus marquée dans le domaine de la santé mentale », souligne Emilie Banse.
La chercheuse insiste toutefois sur les limites de l’étude. Il s’agit d’une enquête transversale, et non d’une étude longitudinale. Les corrélations observées ne permettent pas d’établir de liens de causalité stricts. « On ne peut pas affirmer que la culture provoque directement le burnout. Mais ce que l’on montre, c’est qu’elle est liée au burnout chez le médecin et constitue donc potentiellement un facteur aggravant. Si des études longitudinales venaient à démontrer des relations causales, la culture médicale pourrait être considérée comme facteur fondateur de l’épuisement dans la profession. »
« Je cherche vraiment venir en aide à la profession à travers mes recherches scientifiques », confie la chercheuse. « C’est quelque chose qui me tient à cœur. »
Une culture résistante au changement
La publication de l’étude n’a pas seulement suscité de l’intérêt. Elle a aussi déclenché des réactions de rejet. Lorsqu’elle présente ses résultats devant des maîtres de stage, Emilie Banse se heurte parfois à une forme de déni. « Dans certains réseaux, j’ai rencontré des attitudes parfois violentes. On m’a dit que ces problèmes n’étaient pas spécifiques à la médecine, qu’on les retrouvait dans toutes les professions. Ce qui est vrai. Mais ça ne les annule pas pour autant. »
Cette résistance n’est pas marginale. Elle est, selon la chercheuse, une manifestation directe de la culture qu’elle décrit. Une culture historiquement construite, fortement hiérarchisée, longtemps dominée par des modèles masculins, et qui résiste aux remises en question. « Certains mots sont perçus comme des attaques. Certains récits de médecins sont si durs à entendre que leur simple évocation provoque une levée de boucliers. »
Le tabou est d’autant plus fort que la culture médicale se pense comme universaliste et altruiste. Remettre en question ses fondements, c’est menacer une identité professionnelle solidement ancrée. Mais c’est aussi affronter ce que l’institution tolère, voire perpétue. « La formation médicale transmet cette culture sans jamais l’interroger. Et les organisations de soins, souvent sans le vouloir, en tirent profit. Elles valorisent le dévouement, l’endurance, la disponibilité permanente. Elles entretiennent le mythe du médecin invulnérable. »
Pour Emilie Banse, ce système ne changera pas par quelques mesures cosmétiques. Il faudra un débat de fond, systémique, qui implique les acteurs à tous les niveaux. Et cela ne se fera pas sans tensions. « On ne répare pas une culture invisible avec des chaises de massage. »
Enjeux générationnels, genre et spécialités
Toutes les blouses ne sont pas touchées de la même manière. Si les dimensions culturelles identifiées dans l’étude traversent la profession médicale dans son ensemble, leur intensité varie selon les profils. C’est l’un des axes d’analyse qu’Emilie Banse explore actuellement.
« Il semble que certains traits soient plus prononcés chez les spécialistes que chez les généralistes », observe-t-elle. La culture de la performance, l’idéalisme sacrificiel ou encore la difficulté à reconnaître ses vulnérabilités seraient, selon les premiers résultats, plus ancrés dans les milieux hospitaliers et académiques. Mais les variations ne s’arrêtent pas là. L’expérience, le statut, le genre ou encore le contexte de travail modulent également la perception et les effets de cette culture.
Les médecins en début de carrière – notamment les assistants – apparaissent particulièrement vulnérables. « L’assistanat est souvent le moment où la culture se durcit. C’est une phase d’apprentissage intense, marquée par des rapports hiérarchiques parfois violents. » Les témoignages recueillis dans l’étude font écho aux documentaires récents sur le harcèlement dans les hôpitaux : remarques sexistes, stigmatisation des grossesses, normalisation de la souffrance.
Le genre constitue aussi un facteur de différenciation important. Des analyses plus fines sont en cours, mais les premiers éléments suggèrent que les femmes, notamment, intériorisent davantage certaines normes, ou en subissent plus durement les effets. À cela s’ajoutent les effets de génération. « On observe clairement un décalage entre les jeunes médecins, qui revendiquent davantage de limites, et des aînés qui ont été formés dans un modèle très vertical. »
Et après ? Des pistes de changement
Changer une culture ne se décrète pas. Cela exige du temps, de la volonté, et surtout une conscience partagée. Il s’agit d’une responsabilité collective impliquant tous les acteurs à tous les niveaux (patients, médecins, institutions, facultés, …). Pour Emilie Banse, le premier levier d’action est là : rendre visible ce qui ne l’est pas, mettre des mots sur ce qui se transmet à bas bruit. « La culture médicale existe. Elle influence les comportements, les décisions, les trajectoires de santé. Il faut le reconnaître collectivement, sinon on ne pourra rien transformer. »
Mais que faire, concrètement ? Les solutions prêtes à l’emploi séduisent les directions d’hôpitaux, mais irritent souvent les médecins. « On propose des séances de pleine conscience, des fauteuils de relaxation, des formations à la résilience. Même si ces mesures peuvent aider, elles ne pallient pas le fond du problème. Beaucoup perçoivent cela comme une forme d’hypocrisie. Le problème n’est pas individuel. Il est principalement structurel. »
Du côté hospitalier, la chercheuse plaide pour l’ouverture d’un débat de fond, sur les normes implicites de fonctionnement et les articulations entre culture professionnelle et culture organisationnelle. Mais c’est surtout dans les facultés de médecine que pourrait s’opérer un véritable changement. Et pourtant, le contexte actuel ne s’y prête guère. « J’ai essayé de mettre en place certaines choses dans les cursus. Mais je rencontre une résistance dans certains milieux face aux initiatives proposées », confie-t-elle. Dans ces institutions, le simple fait de poser la question dérange encore.
Une piste pourtant lui tient à cœur : créer des modules où des cliniciens expérimentés partageraient leur parcours, leurs doutes, leurs erreurs, leurs limites. Mais encore faut-il trouver des médecins prêts à témoigner, et des facultés prêtes à les accueillir. « Il faut montrer aux étudiants qu’on peut être un excellent médecin tout en restant humain. » L’idée est simple, mais elle reste en suspens. Former sans durcir, transmettre sans endurcir : un défi à la hauteur d’une profession qui soigne… mais qui doit aussi réapprendre à se protéger.
Références
1. Banse, E., Mikolajczak, M., Bayot, M., Lenoir, A.-L., & De Timary, P. (2025). Harmful dimensions of medical culture in relation to physician burnout: A cross-sectional study. PLOS Mental Health, 2(4), e0000301. https://doi.org/10.1371/journal.pmen.0000301
2. Montgomery A. The inevitability of physician burnout: Implications for interventions. Burnout. Research. 2014;1(1):50–6. https://doi.org/10.1016/j.burn.2014.04.002