Tombé de la trousse
Réinventer Noël
J’ai la fête de Noël pensive, et les années qui passent n’arrangent rien. Une fête de famille par excellence, mais comment « faire famille » dans une société recomposée, ou lorsqu’en fin de vie le vide s’est fait autour de soi ?
Dr Carl Vanwelde, médecin généraliste
Noël a muté. De la fête traditionnelle regroupant parents et enfants, unis par des liens biologiques, elle regroupe désormais des familles recomposées, séparées, élargies ou choisies, devenant un moment où les identités familiales se renégocient : qui est inclus ? Qui invite qui ? Quel rôle chacun occupe-t-il ?
Le médecin se voit confronté en première ligne au poids de l’émotionnel durant cette période de l’année car les fêtes familiales ravivent les séparations, les absences et les blessures. Noël est un moment où on se compte.
Une fête face à soi-même
Ce matin, prenant congé d’une patiente percluse d’années et de rhumatismes après ma visite mensuelle à son domicile, mes souhaits de passer de bonnes fêtes de fin d’année me valent un amusant commentaire sur le réveillon qu’elle se prépare. Un festin low-cost, un demi Cava, six huîtres, des tagliatelles aux noix de Saint-Jacques et une bûchette pour une personne. Quant à la conversation, elle se limitera au traditionnel « viens Poussy miam miam » avec son chat.
Hier un patient me confiait être habité par une telle anxiété depuis quelques jours qu’il sursautait en observant son ombre se mouvoir. Le même jour, un jeune père récemment séparé se tourmentait du contenu de la soirée de Noël qu’il passerait en tête-à-tête avec son jeune fils. Les guirlandes et cotillons ne sont pas au programme dans tous les foyers.
Dehors les passants se pressent, les bras chargés, emportés par l’élan des fêtes et l’incontournable mélodie All I Want For Christmas Is You de Mariah Carey. Ce qui a changé en moi ne s’est pas imposé brusquement : ce fut une métamorphose lente, imperceptible au départ, qui a transformé mon regard sur les fêtes au fil des années, au fil des rencontres, me révélant ce que peut représenter une fête de famille vécue dans la solitude.
J’imagine les préparatifs derrière les fenêtres illuminées, l’équilibre ténu à préserver chaque année entre les apparences festives et les tensions familiales, les peurs minuscules ou immenses, les ruptures où l’on compte ceux qui ne viendront plus. Je pense à tous ces récits qui, depuis des décennies, sont venus se déposer en moi. Aux confidences que j’ai reçues comme on recueille un sac trop lourd pour celui qui le porte.
La semaine qui précède Noël est un réceptacle d’images douces-amères, de souvenirs d’enfance, d’amours déçues, de regrets de ce qui ne sera plus. De moments heureux aussi, qui nous enseignent que l’être humain avance sur des lignes de crête fragiles, même lorsque tout paraît sous contrôle.
Réenchanter le quotidien
Avoir la fête de Noël pensive ne veut pas dire pour autant l’avoir triste : écouter et donner ne signifie pas tout porter. Au contraire, le retour des fêtes suscite en moi une émotion particulière. Je demeure émerveillé par ces hommes, ces femmes, ces familles qui, malgré leurs blessures, persistent à vouloir célébrer. Leur persévérance à inventer un peu de fête au cœur des fragilités me touche davantage aujourd'hui qu’à 30 ans. L’enchantement s’est simplement déplacé. Il réside désormais dans leur courage discret, dans leur obstination à croire qu’un repas partagé, des illuminations, un cadeau maladroit participent encore à tenir le monde debout.
Avoir la fête de Noël pensive ne veut pas dire pour autant l’avoir triste.
Un patient, guéri dans l’année, m’a réservé une de ses meilleures bouteilles, garnie d’un carton naïf me souhaitant quelques jours de repos, occultant les soucis du quotidien pour savourer la beauté simple des choses.
Un rituel familial en mutation
Dans une société recomposée comme la nôtre, les rituels partagés, repas, cadeaux, veillée, symboles fonctionnent comme des outils de cohésion plutôt que comme des héritages immuables. « Faire famille » signifie surtout recréer un sentiment d’appartenance construit par des actes de solidarité, d’attention, de respect plus que par le sang. Même une présence ponctuelle peut participer à ce « nous ». Cela suppose de reconnaître la pluralité des appartenances, l’enfant ou l’adulte pouvant faire partie simultanément de plusieurs cercles familiaux : sa famille d’origine, sa famille recomposée et sa famille choisie.
On y renégocie les rôles car dans toute recomposition, les frontières bougent : beaux-parents sans être « parents », demi-frères sans droit d’aînesse, grands-parents acquis par alliance, à chacun de trouver sa place et comprendre celle des autres. Ce laboratoire du vivre-ensemble, véritable micro-société plus ouverte qu’auparavant aux proches, amis isolés, voisins se doit de gérer la diversité, la mémoire, les attachements, les attentes en reconstruisant des récits communs : d’où venons-nous, que voulons-nous transmettre, quelles valeurs nous unissent ?
La famille n’est plus un acquis donné, mais une création collective, fragile mais riche, et Noël en reste l’un des moments privilégiés.