LA DER
« Sur le plan culturel, la Belgique francophone a atteint des sommets »
PORTRAIT Le Dr Ludovic Ernon, chef du service de neurologie à l’Hôpital Oost-Limburg, nourrit depuis longtemps un intérêt particulier pour l’histoire. « J’ai une nature curieuse et je me demande toujours pourquoi les choses sont ce qu’elles sont. Pour le comprendre, j’aime plonger dans le passé. »
L’intérêt pour l’histoire s’est manifesté très tôt chez le Dr Ludovic Ernon. « J’ai grandi dans une maison à Fourons, au nord de Liège, qui a brûlé pendant la Première Guerre mondiale, en représailles contre des francs-tireurs présumés. Lors de la reconstruction en 1923, une pierre commémorative a été placée, comme si l’ombre de la guerre était toujours présente chez nous. Ma famille regorge d’histoires de guerre qui m’ont profondément marqué enfant. Ainsi, mon grand-père est né aux Pays-Bas, car ses parents ont dû fuir la Belgique en août 1914. Et du côté maternel, un frère de mon arrière-arrière-grand-père a été exécuté par les Allemands. »
À la fin de l’année dernière, le Dr Ernon a visité, près de Verdun, le village de Romagne-sous-Montfaucon, où les Américains livrèrent leur première bataille en 1918. « En me tenant là, face à ce paysage encore marqué par la guerre, j’ai ressenti un lien direct avec l’histoire. Il y a deux ans, j’ai également visité près d’Utrecht le domaine de Huis Doorn, où repose le dernier empereur du Reich allemand. Dans de tels lieux, l’histoire devient presque tangible pour moi. »
Le Dr Ernon aime aussi établir un lien avec la neurologie. « La Première Guerre mondiale fut d’une cruauté extrême. Les soldats présentaient des troubles psychosomatiques – ce que nous appelons aujourd’hui PTSD –, mais que l’on ne comprenait pas à l’époque. On les prenait à tort pour des lâches. Aujourd’hui encore, nous voyons en neurologie de nombreux patients souffrant de troubles psychosomatiques, ce qui montre qu’il existe une certaine continuité historique. Et c’est précisément cette continuité, à travers le temps, qui m’intéresse en tant que neurologue. »
Maurice Maeterlinck
Le Dr Ernon a aussi une fascination pour le fin de siècle, période de la fin du XIXe siècle marquée par de profondes mutations technologiques, scientifiques et politiques qui ont semé une grande confusion dans la société. Beaucoup sentaient les anciennes valeurs disparaître et n’arrivaient plus à se situer dans un monde en recomposition. Naquirent alors des courants artistiques empreints de pessimisme, de décadence, de nostalgie ou de fatalisme.
L’un de ces courants fut le symbolisme. Les artistes symbolistes représentaient, dans des visions quasi oniriques, angoisses, désirs et idées refoulés, remettant en question une science trop rationnelle et réductionniste. « Sur le plan culturel, la Belgique francophone a atteint à cette époque des sommets. Je pense notamment aux publications de Maurice Maeterlinck – notre seul prix Nobel de littérature –, de Georges Rodenbach ou d’Émile Verhaeren. Trois noms incontournables dont nous pouvons être fiers », souligne le Dr Ernon.
L’une des œuvres les plus connues de Verhaeren est la trilogie sombre qu’il rédigea entre 1887 et 1891, centrée sur l’obscurité, l’angoisse et la déchéance. « Le premier volet, Les Soirs, s’ouvre sur le poème Les Malades. Les maladies neuropsychiatriques y deviennent une métaphore du malaise métaphysique : elles symbolisent un état mental délétère, une fatigue de l’âme ou une crise morale et existentielle typique du fin de siècle. C’est la période où l’on passe d’une vision religieuse du monde à l’idée que l’homme est le fruit de l’évolution, comme Darwin l’avait décrit dans On the Origin of Species. »
La Morte
Pendant ce temps, les neurosciences progressaient. « David Ferrier, par exemple, stimulait électriquement certaines zones du cerveau du chien, démontrant que des régions cérébrales précises contrôlent des fonctions spécifiques. Ce genre de découvertes ébranlait l’idée d’un être humain “au-dessus” de la nature, ce qui perturbait profondément les repères d’alors. Ce trouble s’est reflété dans la culture. Un exemple célèbre est le pastel La Morte de Willy Schlobach, accompagné d’un extrait de Verhaeren : “Le cadavre de la raison flotte sur la Tamise à Londres”. Cette phrase, associée à l’œuvre, symbolise à mes yeux la perte de repères et d’identité de l’époque. »
« En tant que neurologue, je trouve fascinant de constater que les théories neuropsychiatriques ont joué un rôle central dans la culture fin de siècle, tandis que les expériences controversées de Ferrier subsistent aujourd’hui sous une forme raffinée dans le cadre de la neuromonitorisation per-opératoire en chirurgie cérébrale », conclut le Dr Ernon.