Reportage
À l’hôpital de Panzi, au chevet des survivantes de violences sexuelles
Depuis la reprise du conflit dans l’est de la République démocratique du Congo, les organisations humanitaires alertent sur une nouvelle flambée des violences sexuelles, qui se multiplient depuis le début de l’année dans une région déjà meurtrie par plus de 30 ans de guerre. À Bukavu, l’hôpital de Panzi, fondé par le Dr Denis Mukwege, est confronté à un afflux massif de victimes, parmi lesquelles de nombreuses mineures.
Un reportage de Patricia Huon et Caroline Thirion
Réalisé avec le soutien du Fonds pour le Journalisme
Bukavu, dans l’est de la République démocratique du Congo. « Pourquoi trembles-tu comme ça ? Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer ». Sylvie Mwambali, est gynécologue à l’hôpital de Panzi,
Elle tente de rassurer la jeune fille qu’elle ausculte. Alors qu’elle passe la sonde d’échographie sur son ventre, elle lui tient la main : « Ce que tu entends, ce sont les battements du cœur du bébé. » Esther vient d’avoir 16 ans, elle est terrorisée, son propre cœur bat la chamade. « J’ai rencontré des soldats sur la route, c’était un petit chemin, broussailleux », confie-t-elle. « Ils m’ont menacée, ils étaient armés. Je leur ai dit que je ne voulais pas, mais ils m’ont frappée, et ils m’ont violée. Plus tard, mon ventre a commencé à gonfler, j’ai réalisé que j’étais enceinte. »
Depuis la reprise du conflit qui oppose la rébellion du M23, soutenue par le Rwanda, aux forces armées congolaises et à leurs alliés, les organisations humanitaires font état d’une nouvelle explosion des violences sexuelles dans l’est de la RDC, une région déchirée par la guerre depuis plus de 30 ans. Ces agressions sont imputées à toutes les parties prenantes au conflit, mais aussi à des civils dans un contexte de forte insécurité.
« Elle est à cinq mois de grossesse », explique le Dr Mwambali. « Le problème, quand il y a un viol, c’est que si elles ne viennent pas dans les trois jours, elles ne peuvent plus recevoir le kit de prévention. Dans ce cas, on se retrouve avec une grossesse non désirée. Je constate que, avec l’insécurité, la peur de se déplacer, de plus en plus de patientes nous arrivent plusieurs mois après l’incident. Et je pense que beaucoup de survivantes ne reçoivent aucun soin. »
La jeune fille va passer un bilan sanguin, pour exclure d’éventuelles infections sexuellement transmissibles. « Elle vit loin d’ici, les routes ne sont pas sûres, donc elle restera à l’hôpital jusqu’à l’accouchement », dit la gynécologue. « A cet âge le bassin n’est pas encore bien formé, donc elle risque d’avoir besoin d’une césarienne. »
Denis Mukwege, 30 ans de combat pour les femmes congolaises
Au début des années 1990, un chirurgien gynécologue congolais, Denis Mukwege, se donne pour objectif de réduire la mortalité maternelle, en offrant un meilleur accès à des soins adéquats.
Né en 1955 à Bukavu, dans l’Est de la République démocratique du Congo, après des études de médecine au Burundi, il s’est spécialisé en gynécologie-obstétrique à l’Université d’Angers, en France et veut mettre son savoir-faire au service de son pays.
A cette époque, les tensions politiques et ethniques s’intensifient dans la région des Grands Lacs. Un engrenage meurtrier qui mène au génocide des Tutsis, au Rwanda, en 1994, lors duquel plus de 800.000 personnes ont été massacrées. La haine et la rancœur n’ont pas de frontière. Deux ans plus tard, dans l’est de la RDC, à Lemera, dans les collines voisines des frontières du Burundi et du Rwanda, l'hôpital du Dr Mukwege, est englouti dans le chaos. Alors qu’il est absent, plusieurs patients et membres du personnel médical sont tués par des milices tutsies, appuyées par l’armée rwandaise, qui dans leur traque des génocidaires hutus en fuite, s’engouffrent dans le cycle de violence.
En 1997, le chef rebelle Laurent-Désiré Kabila est installé à la présidence. Denis Mukwege, lui, s’exile au Kenya. Il revient un an plus tard et entreprend la construction d'un hôpital à Panzi, une banlieue de Bukavu. Rapidement, il se spécialise dans la prise en charge des victimes de violences sexuelles. Depuis trois décennies, dans l’est de la RDC, les corps des jeunes filles et des femmes sont le théâtre d’une épidémie de viols et de brutalités qui se perpétuent dans un climat d’impunité.
Dans ce contexte, Denis Mukwege devient aussi porte-parole pour toutes les survivantes, en RDC et dans le monde entier. En 2018, il reçoit le prix Nobel de la Paix pour son engagement.
Depuis son ouverture, près de 90.000 survivantes ont été prises en charge à l’hôpital de Panzi, ou par les cliniques mobiles qui interviennent dans les zones rurales.
Actuellement, Panzi a la capacité de déployer quatre équipes mobiles simultanément : deux équipes médicales (médecin, infirmier, psychologue et assistante psycho-sociale) et deux équipes médico-chirurgicales (urologue/ gynécologue, chirurgien, assistant-chirurgien, psychologue et anesthésiste). « Nous faisons de notre mieux pour assister la population surtout celle qui est enclavée » affirme le docteur Josué Mungwete, directeur médical adjoint.
« L’objectif est de tuer ou blesser profondément »
Il ne s’agit cependant que de la partie émergée de l’iceberg. Depuis l’intensification du conflit, les organisations humanitaires font état d’une recrudescence des cas de viols. Antonio Silento, responsable médical pour Médecins sans frontières décrit une situation alarmante : « Ces trois dernières années, on a remarqué une explosion des cas, suite à la reprise du conflit entre les différents groupes armés. Dans les cliniques que nous appuyons, de nouvelles survivantes se présentent tous les jours. Parfois, des hommes sont violés aussi ». Une crise profonde qui détruit des familles et des communautés. Des crimes commis, le plus souvent dans le plus grand silence.
Denis Mukwege, craignant pour sa sécurité a dû fuir Panzi au moment de la prise de Bukavu début février par le M23. Mais ses équipes sont toujours sur le terrain.
« Ce n’est pas la première fois que ça arrive, c’est une situation qui se reproduit, déplore le Dr Mwambali. Dans les moments d’instabilité, ce sont les femmes et les enfants qui sont les premières victimes. Nous ne sommes pas porteuses d’armes, nous ne prenons pas part au conflit, mais nous subissons ». Un drame qui est loin d’être unique à la RDC. Des violences sexuelles après l’ouragan Katrina, à la guerre en ex-Yougoslavie, en passant par les femmes yézidies réduites en esclavage par l’État islamique, ou les « femmes de réconfort » japonaises forcées de se prostituer pendant la Seconde Guerre mondiale, les femmes souffrent lorsque les choses s’effondrent.
« C’est comme si le film se répétait. La petite qui va avoir un enfant, elle est traumatisée, dit le médecin, qui estime qu’environ un tiers des grossesses suite à un viol concerne des mineures. Comment va-t-elle prendre en charge son enfant ? Certaines vont le rejeter à la naissance, d’autres sont chassées par leur famille qui n’assume pas. Peut-être que nous allons voir grandir une génération de psychopathes. Que peut-on faire pour que cela s’arrête, surtout tant qu’il y a l’impunité ? ».
Dix gynécologues (ils sont dix-sept, au total, à exercer dans la province du Sud-Kivu) travaillent à l’hôpital de Panzi. Celui-ci a la capacité de traiter les traumatismes gynécologiques complexes tels que les fistules obstétricales ou les prolapsus, résultant parfois de viols particulièrement cruels : viols collectifs, blessures vaginales par balle ou par arme blanche… « En cas de violences sexuelles, il peut avoir des blessures internes, dit Sylvie Mwambali, notamment lorsqu’on introduit des bouts de bois, une lance ou n’importe quel objet, ça crée des plaies. Ce sont des viols d’une extrême brutalité. L’objectif est de tuer ou blesser profondément. »
La RDC a un taux de mortalité maternelle élevé (427 décès maternels pour 100 000 naissances, contre 7,6 en Belgique).
L’hôpital de Panzi comprend une maternité. Pour les victimes de violences sexuelles, les soins y sont gratuits, y compris le traitement et la prévention des infections sexuellement transmissibles, et la contraception d’urgence.
La Belgique a appuyé la formation de plusieurs membres de l’équipe médicale de Panzi : treize médecins spécialistes ont été formés à Bruxelles dans les hôpitaux de Saint-Pierre, Saint-Luc et Erasme.
Des médecins qui soignent aussi la tête
Les séquelles d’un viol sont aussi, bien sûr, psychologiques. Souvent, les survivantes n’osent pas parler de ce qu’elles ont vécu, par peur d’être stigmatisées. Leur silence est révélateur d’un traumatisme profond : « Quand je suis venue ici, je ne pouvais pas parler, ma mémoire ne fonctionnait pas. Je ne me souvenais même pas de ce que ces gens m’avaient fait, dit une femme d’une cinquantaine d’années. J’étais comme une folle. Je n’en ai pas parlé à ma famille. Ils savent juste que je suis sortie de la maison pour aller acheter des pommes de terre. »
A Panzi, chaque patiente est suivie par une « maman-chérie », l’appellation familière donnée ici aux assistantes psycho-sociales. Elle est la première personne à accueillir la patiente, l'accompagne auprès des médecins et des psychologues, et s'assure qu'elle reçoive l'aide nécessaire pour son rétablissement. Parfois, elle les suit même après leur retour à la maison, sensibilise la famille et les voisins pour une meilleure acceptation. « Il faut leur redonner de l’espoir. Ce qui est arrivé n’est pas de leur faute, dit l’une des dix-sept maman-chéries qui travaillent à l’hôpital. Je parle avec elles. J’essaie de transformer leurs souffrances en force. Quand elles retrouvent l’envie de vivre, elles peuvent se réintégrer dans la communauté».
Les histoires se ressemblent, se répètent : « Nous étions allées chercher du bois dans la forêt pour le vendre. Ces hommes nous ont violées. Ils étaient trois, l’un avait une arme et les deux autres des bâtons. Je savais qu’ici, à l’hôpital, on prend en charge les femmes qui ont été violées. On m’a donné des médicaments, et on m’a fait une piqure. C’est pour protéger contre le sida et la grossesse. » Ne pas banaliser, ne pas accepter que cette violence soit devenue quotidienne.
« C’est grave ce qu’il s’est passé mais nous allons t’aider à le surmonter », dit Jean Bosco Birengamine Mutagoma, psychologue clinicien, face à cette patiente, mère de trois jeunes enfants.
-Je suis un médecin qui soigne la tête. Tu sais ce qu’est un psychologue ?
-Oui, c’est un médecin qui aide à se débarrasser des mauvaises pensées.
Si elle affirme que son mari la soutient, elle n’est pas à l’abri de la stigmatisation. « Beaucoup de femmes ont subi la même chose que moi, mais personne n’en parle, dit-elle. Je sais que les voisins sont au courant. Je ne sais pas si je vais oser sortir de chez moi quand je rentrerai ».
Il lui fait pratiquer quelques exercices de respiration, qu’elle pourra ensuite reproduire, lorsque l’anxiété l’envahit. « Ces gestes que je viens de faire ici, je les fais souvent pour tenter de me détendre, dit-elle. Mon corps, mon esprit, tout était bloqué. J’ai beaucoup de pensées à laisser sortir, donc cela m’aide beaucoup ».
Ces témoignages, et une guerre qui ne semble jamais prendre fin, pèse aussi sur la santé mentale du personnel médical. « Beaucoup de mes collaborateurs souffrent d'épuisement professionnel, dit le psychologue. C'est une situation très traumatisante, il faut trouver le moyen de continuer à travailler sans s'effondrer. »
Une prise en charge holistique unique au monde
Ce jour-là, une cinquantaine de patientes ont été emmenées prendre l’air dans un centre religieux, avec jardin et vue sur le lac Kivu. Elles sautent, d’avant en arrière : « Dans le lac, au bord du lac… », crient-elles en chœur. Un moment de légèreté, pour tenter de soigner les âmes. « C’est un jeu, explique l’une des animatrices. Dès que tu fais le mouvement, tu laisses tous les problèmes dans l’eau, et tu reviens au bord du lac, plus forte. La richesse, ce n’est pas que le matériel. C’est aussi la force mentale, la force intérieure, qui permet d’affronter toutes les difficultés. ». L’équipe de Panzi se bat pour briser le tabou, et permettre aux survivantes de retrouver leur dignité et le courage d’avancer. « Ce que j’apprécie à Panzi, c’est que l’on essaie d’adapter les thérapies à notre culture, dit « Maman Sylvie », comme ses patientes l’appellent affectueusement. On utilise la danse, le chant… C’est important. »
Ce modèle de prise en charge holistique a été reproduit avec succès dans le monde, notamment en Centrafrique, en Éthiopie, en Ukraine, en Colombie et en Irak.
Les femmes peuvent aussi bénéficier d’activités qui favorisent la réinsertion économique. La Fondation Panzi a été créée en 2008 pour compléter le travail de l'hôpital. Elle gère notamment la Maison Dorcas, un centre d’hébergement, où des survivantes sont accueillies pour six mois et suivent des cours de couture, d'alphabétisation, d'informatique, d’esthétique ou de menuiserie.
Elles sont aussi encouragées à réclamer justice, malgré la peur des représailles, la honte et les défaillances du système judiciaire congolais. « Saisir la justice peut être un parcours du combattant. Quand on vous demande des preuves alors que vous ne savez même pas qui vous a agressé, vous faites comment ? », s’insurge une jeune étudiante en droit, féministe, qui pointe aussi la « corruption » de certains magistrats et les arrangements à l’amiable entre familles, souvent au détriment de la victime.
Face au manque de moyens de l’État congolais, des voix réclament l’instauration d’un tribunal pénal international pour juger les viols commis dans un contexte de conflit, comme ce fut le cas en Yougoslavie et au Rwanda. L’idée, portée par des militants congolais, dont le docteur Mukwege n’a pour l’instant pas abouti, faute de volonté politique.
ENCADRÉ
L’ONU dénonce de graves crimes et violations du droit international
En marge de la clôture de la 80ᵉ Assemblée générale des Nations unies à New York ce 23 septembre, le Dr Mukwege a une nouvelle fois appelé à rétablir la paix et à garantir la justice pour les victimes des violences dans l’est de la RDC, face aux violations massives des droits humains, toujours en cours actuellement.
Le rapport annuel du Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH), publié le 5 septembre dernier, confirme que « de graves violations et atteintes pouvant constituer des crimes en vertu du droit international » ont été commises entre janvier et juillet 2025, dans le contexte de l’intensification des hostilités dans les provinces du Nord et du Sud-Kivu.
Les conclusions d’une commission d’enquête mandatée par le HCDH, qui s’est rendue en RDC, au Rwanda, au Burundi et en Ouganda entre mars et août 2025, font état d’une recrudescence alarmante des violences sexuelles en janvier, avec un triplement des cas impliquant des enfants.
Ces crimes, perpétrés par toutes les parties au conflit - M23, forces armées rwandaises et congolaises, groupes Wazalendo et milices FDLR - concernent en grande majorité des femmes et des fillettes, parfois âgées de moins de dix ans, mais aussi des hommes et des garçons.
Les violences rapportées témoignent d’une brutalité extrême : viols collectifs, enlèvements et esclavage sexuel, viols en représailles… Au-delà de la souffrance immédiate, des conséquences médicales et psychosociales majeures sont également pointées dans le rapport : stress post-traumatique, dépression, infection par le VIH, grossesses non désirées, infertilité, rejet familial et communautaire, déscolarisation des victimes les plus jeunes.
L’impunité aggravée, selon le Bureau Conjoint des Nations Unies pour les Droits de l'Homme, par l’évasion de nombreux auteurs - présumés ou condamnés - de crimes sexuels, lors de la prise de Goma et de Bukavu par les rebelles du M23 expose survivant.es et témoins à un risque accru de représailles. Cette situation, conclut le rapport, appelle à une réponse urgente et coordonnée, associant prise en charge médicale, soutien psychosocial et action judiciaire effective.