
« Il faut sortir la santé des prisons de l’ombre »
Alors que des médecins dénoncent une prise en charge insuffisante de la santé en prison (lire notre dossier dans notre dernière édition), Sarah Grandfils, membre du Conseil central de surveillance pénitentiaire, apporte un éclairage institutionnel nuancé. Oui, le système présente de sérieuses limites : mais les réformes sont en cours.
Le journal du Médecin : On parle depuis 25 ans d’un transfert des soins de santé en prison vers la Santé publique. Pourquoi cela ne s’est-il toujours pas concrétisé ?
Sarah Grandfils : La raison principale est institutionnelle et budgétaire. Le morcellement des compétences en Belgique complique les choses. Tant que les soins de santé dépendent de la Justice, on limite les coûts. Le KCE a pourtant publié un rapport très complet en 2017 justifiant le transfert vers la Santé publique. Une réforme a bien été initiée, mais elle avance très lentement. Actuellement, les soins en dehors des prisons (permissions, congés pénitentiaires, aménagements de peine) sont pris en charge par l’Inami. À l’intérieur, c’est toujours la Justice qui paye. Cela entraîne des limites, comme le montre l’exemple du traitement de l’hépatite C soulevé par le Dr Verbrugghe, où l’on hésite à traiter un détenu en préventive sans garantie qu’il poursuivra ses soins ensuite. Il y a aussi un problème d’indépendance des soignants, qui restent subordonnés à la Justice.
Vous confirmez donc qu’ils n’ont pas l’indépendance dont jouissent les médecins dans le civil ?
Oui. C’est clair. Leur liberté thérapeutique est limitée, ils ne peuvent pas toujours prescrire ce qu’ils veulent.
Secret médical compromis
Le secret médical est également remis en cause, selon plusieurs témoignages. Qu’en est-il ?
Il y a des atteintes, oui. Il existe parfois un « secret partagé », justifié dans certains cas, par exemple pour l’élaboration d’un avis du service psychosocial. Mais il y a aussi des dysfonctionnements : des médicaments distribués par des gardiens, un environnement fermé où tout se sait très vite, des agents non formés au respect du secret médical… Bref, oui, le secret est souvent compromis.
Le Dr Verbrugghe évoque l’absence de conseil médical indépendant. Existe-t-il un organe de surveillance des soins en prison ?
Oui, il existe un système à deux niveaux. Le Conseil central, dont je fais partie, et des commissions de surveillance locales dans chaque prison. Ces dernières sont composées de citoyens bénévoles, dont un médecin. Ce médecin ne pratique pas, mais il vérifie que le détenu a bien accès aux soins auxquels il a droit. Il peut consulter le dossier médical avec l’accord du détenu.
"Il est aberrant qu’un médecin entre en prison sans formation spécifique au contexte pénitentiaire."
Ces commissions évaluent-elles la qualité des soins ?
Non, pas directement. Elles se concentrent sur l’accès aux soins, la continuité, le respect du secret médical, etc. Mais les rapports soulignent souvent que les soins ne sont pas à la hauteur des besoins. La qualité des rapports varie fortement d’une commission à l’autre.
Une formation spécifique pour les soignants intervenant en prison ne serait-elle pas souhaitable ?
Elle est indispensable ! Il est aberrant qu’un médecin entre en prison sans formation spécifique au contexte pénitentiaire. Tous les soignants, y compris les agents pénitentiaires, devraient être formés à la détection des troubles mentaux, du risque suicidaire, etc. En France, où la santé en prison dépend de l’hôpital public, les conditions sont bien meilleures.
Le Dr Verbrugghe évoque aussi l’aggravation de l’état de santé en prison, une espérance de vie réduite à la sortie, et un risque accru de récidive…
Il a raison. La majorité des détenus arrivent en très mauvaise santé. C’est une opportunité manquée : on pourrait les soigner, leur apprendre l’hygiène, des réflexes de prévention… mais on ne leur donne ni le temps ni les moyens. Les soins dentaires, par exemple, sont très insuffisants, les listes d’attente sont longues, et les traitements souvent limités à des extractions.
Taux de suicide plus élevé que l'UE
Et concernant la continuité des soins à la sortie ? Peut-on imaginer un suivi avec un généraliste extérieur ?
Ce serait l’idéal. Mais aujourd’hui, c’est quasiment impossible. Le système informatique utilisé en prison, appelé Épicure, est obsolète et incompatible avec les logiciels médicaux utilisés à l’extérieur. Aucun transfert automatique de données n’est possible. On parle depuis six ans d’un nouveau logiciel, Omnipro, mais on n’en voit toujours pas la couleur.
Donc vous partagez en grande partie les constats du Dr Verbrugghe ?
Totalement. Nous publions d’ailleurs un rapport sur la santé mentale en prison, basé sur des visites dans cinq établissements (lire encadré, NdlR). Les chiffres sont alarmants : un demi-jour de psychiatre par semaine pour 200 internés à Anvers, par exemple.
Vous confirmez qu’il n’existe pas de vraie politique de prévention du suicide dans les prisons ?
Oui. En 2022, il y a eu 16 suicides, soit un taux de 14,3 pour 10.000 détenus, bien au-dessus de la moyenne européenne (5,3). Malgré des instructions données aux établissements, il n’existe pas de politique formalisée. Les agents ne sont pas formés, il n’y a pas de protocole clair, ni pour les détenus, ni pour leurs co-détenus ou les familles. On se contente de mettre les personnes à risque sous surveillance renforcée… mais sans leur dire quoi faire s’il y a un problème. C’est une catastrophe.
Lire les explications de l’administration pénitentiaire dans notre prochain numéro et d’emblée sur https://lejournaldumedecin.pmg.be/fr
Santé mentale en prison : l’impasse
Le Conseil central de surveillance pénitentiaire (CCSP) ainsi que Unia ont publié la semaine dernière un rapport fouillé intitulé « La maladie mentale derrière les barreaux : l’urgence à sortir de l’impasse ! » D’année en année, les constats restent les mêmes : en prison, les soins (notamment en santé mentale) sont déficients.
Les soins de santé mentale dans les prisons belges sont non seulement insuffisants, mais en rupture totale avec les droits fondamentaux des personnes détenues. C’est la conclusion sévère du nouveau rapport Unia/CCSP. Malgré les condamnations de la Cour européenne des droits de l’homme depuis 2012, la situation reste inchangée : infrastructures vétustes, manque criant de personnel formé, absence de continuité des soins, inégalités de genre flagrantes et enfermement illégal de personnes internées faute de structures adaptées.
Le rapport rappelle que les prisons ne sont pas des lieux de soin. Le régime disciplinaire et sécuritaire y est incompatible avec une approche thérapeutique. La situation est d’autant plus critique pour les femmes, les personnes en situation de handicap ou ne maîtrisant pas les langues parlées en prison.
Le SPF Santé publique doit assumer ses responsabilités et offrir des alternatives de soins en milieu ouvert ou résidentiel. Il y va du respect de la loi, mais aussi de l’humanité, note le rapport.
L’entrée en vigueur du nouveau Code pénal rend cette réforme encore plus urgente : de nouvelles mesures privatives de liberté pourraient aggraver une situation déjà saturée. Pour éviter ce cercle vicieux, les auteurs du rapport appellent à réorienter les moyens vers la prévention, la réinsertion et une prise en charge digne. Reste à savoir ce qu’en pensera Frank Vandenbroucke.